Éditorial

Le groupe APA de Toulouse a décidé en 2019 de reprendre certaines thématiques abordées depuis 2003, année de sa création, dans l’idée de transmission aux nouveaux membres du groupe, de prendre du recul sur nos réflexions, de les actualiser, les enrichir. Progressivement, s’est dessiné le projet d’éditer des carnets, sous forme papier et numérique, sur chacun des thèmes retenus afin de garder une trace. Après un remue-méninges, nous avons choisi pour titre LA PAGE - Groupe APA de Toulouse. Au fil de son inspiration, de ses envies, de ses centres d’intérêt, chacun.e propose un article, un récit… donc chaque carnet est différent.

Image et autobiographie a retenu l’intérêt du groupe. Ce thème extrêmement vaste se retrouve dans le cinéma, la peinture, la photographie, la bande dessinée, la littérature, sans oublier les blogs et les journaux personnels en ligne. Les articles font référence à ces différents domaines. Une présentation du colloque international Territoires autobiographiques, récits-en-images de soi montre que l’image entretient des relations privilégiées avec l’écriture de soi.

Une filmo-biblio-graphie, non exhaustive mais documentée, reprend la présentation d’œuvres du cinéma, de la photographie, de la littérature, de la bande dessinée, d’essais. Elle signale des revues et des sites.

Roseline Combroux


LA PAGE : Image et autobiographie par le groupe MPAPA
(Midi-Pyrénées Association Pour l’Autobiographie)
sous la direction de Roseline Combroux
ISBN : 979-10-92936-03-2
Dépôt légal : novembre 2021
Édité et imprimé par l’Atelier Élan des Mots → http://wikifiction.fr
© Atelier Élan des Mots, novembre 2021





Territoires autobiographiques
Récits-en-images de soi

Du 17 au 19 novembre 2016 s’est tenu à Toulouse — Université Jean-Jaurès et Médiathèque José Cabanis — un colloque international  : Territoires autobiographiques  : récits-en-images de soi. Les presses universitaires du Midi (PUM), service éditorial de l’Université Toulouse-Jean-Jaurès, ont repris ce thème dans le numéro 78 / 2018 de la revue Littératures librement accessible en ligne  : → https ://journals.openedition.org/litteratures/1792
On peut également l’acheter dans sa version papier  :
→ http://pum.univ-tlse2.fr/~no-78-Territoires~.html
La revue en ligne Textimage a par ailleurs publié les actes du colloque en 2019, également librement accessibles en ligne  :
→ https ://www.revue-textimage.com/conferencier/sommaire/09_sommaire.html
Roseline Combroux nous livre ici son carnet de notes, Claude Campa ses réflexions sur l’album photos de Virginia Woolf qu’elle a feuilleté.

Carnet de notes

J’ai écrit ce texte peu de temps après avoir assisté en partie au colloque. En effet, je n’ai pas pu être présente à toutes les conférences ; donc, le texte ci-dessous ne fait référence qu’aux communications que j’ai entendues. Il ne se veut pas un compte rendu exhaustif, il n’est qu’une trace écrite à partir de mes notes.

Interroger les conditions, les enjeux et les modalités de l’autobiographie en images dans une société placée tout entière sous l’empire de la visibilité, tel était l’objet de ces trois journées. « L’image — qu’elle soit peinte, graphique, photographique, filmique — entretient des relations aujourd’hui privilégiées avec l’écriture de soi » annoncent les organisateurs. Les journées ont été construites à partir de ce constat sans oublier les blogs et journaux personnels en ligne.

Première journée
Phautobiographies et
autres objets intermédiaux

« Le texte ne commente pas les images. Les images n’illustrent pas le texte » écrit Roland Barthes. Cette phrase introductive de L’empire des signes s’applique parfaitement à l’usage de la photo dans l’œuvre littéraire d’Annie Ernaux, dans celle de Virginia Woolf (les photos révélant la part d’incommunicable), tout comme dans l’œuvre photographique de Francesca Woodman, « il faut se photographier pour vivre » dit-elle. Ses photos souvent floues fixent un effacement de soi, elle a vingt-trois ans quand elle se jette par la fenêtre de son appartement.

Roman Opalka compare son travail à une promenade en dessinant ses nombres ; au moment du travail en cours, il prend une photo de lui, toujours avec la même chemise pour que le passage du temps ne soit visible que par son corps.

Ont aussi été traités  :



Cette journée est clôturée par le vernissage de l’exposition : Récits-en-images de soi, une production des élèves de la CPGE « Design » du Lycée Rive Gauche Toulouse, installée dans l’immense hall lumineux de la Maison de la Recherche. Leurs œuvres (photos, dessins, collages, vidéos, sculptures) occupent tout l’espace du sol jusque sur les murs atteignant le deuxième étage de l’immeuble.

Deuxième journée
Cinéma autobiographique
Écriture autobiographique et cinéma d’animation

Pier Paolo Pasolini construit sa vie rêvée à travers ses images, l’art du cadrage, du montage.

Pier Paolo Pasolini (en costume de ville)
et Enrique Irazoqui,
dans un moment de pause, devant le
paysage poignant des Sassi.
En arrière-plan à droite, assis,
Maurizio Lucidi, assistant réalisateur
Wikimedia Commons :
Pasolini - foto di Domenico Notarangelo.jpg

Les films du tandem cinématographique Rossellini-Bergman peuvent se lire comme une autobiographie du couple en s’appréhendant comme figures esthétiques.

Une distinction est apportée entre l’autobiopic, dans lequel le réalisateur joue son propre rôle mais n’agit pas sur la mise en scène, et le film autobiographique fictionnel, ou art du double je(u), où le réalisateur, garant de la mise en scène, joue ou non son propre rôle  ; il peut être à la fois auteur, personnage, narrateur (exemple : Les garçons et Guillaume à table de Guillaume Gallienne).

Avec la recherche des lieux perdus il a été question de l’autodocumentaire, des films qui portent sur soi et sa famille, par exemple : Porto de mon enfance de Manoel de Oliveira (2001), J’ai quitté l’Aquitaine de Laurent Roth (2005).

L’amant de Marguerite Duras (éditions de Minuit, 1984) apparaît comme un texte qui met directement à disposition un scénario grâce à ses expressions « je vois… regardez-moi… ».

Des films d’animation expérimentaux à dimension mémorielle sont également présentés comme instance de remédiation d’un passé fragmenté.

Une table ronde, à laquelle participe Philippe Lejeune, clôture cette journée. Elle s’intitule Un nouveau pacte pour l’autobiographie ?

Sa définition du pacte autobiographique ayant été fréquemment reprise au cours de ces deux jours, Philippe Lejeune commence par une anecdote personnelle, à huit ans, il s’interroge : « A-t-on le droit de conduire sans permis de conduire dans son propre jardin ? ». Puis viennent les questions d’aujourd’hui :

« La présence du corps nécessite une formulation nouvelle de ce qu’est l’autobiographie » conclut-il en rappelant que « l’autobiographie c’est quelqu’un qui dit qu’il dit la vérité sur sa vie ».



Troisième journée
Bande dessinée autobiographique

Trois interventions permettent d’engager une réflexion sur l’intégration de l’image dans le récit, l’engagement émotionnel de l’auteur, le rapport à l’histoire par l’empathie, la prise en compte de l’influence du lieu : l’une à partir de Maus d’Art Spiegelman ; une autre à partir du roman graphique espagnol contemporain (représentations intimes de soi fragmentées et fantasmées) ; la dernière autour du travail de Zeina Abirached (une enfance en espace hybride) : Je me souviens (Beyrouth) (éd. Cambourakis, 2008).

Maus. L’intégrale. Flammarion, 2019.

Le colloque s’achève avec Zeina Abirached et Edmond Baudoin, moment de pure jubilation en compagnie de ces deux personnes heureuses de se rencontrer, parlant avec passion et humour de leur art.

Zeina Abirached place l’espace au cœur de son travail afin de le reconquérir, déplacement chorégraphique pour éviter les snipers. Certains éléments récurrents, comme la tenture, évoquent le passé « normal ». Pour elle, le dessin est une forme d’écriture, elle a évacué la couleur, ne sachant pas dessiner il fallait qu’elle aille à l’essentiel, elle explique que le noir et blanc offre davantage de possibilités par rapport au son notamment.

Edmond Baudoin : « on fait avec nos possibilités, face à notre impuissance, il n’y a personne pour nous corriger, à la différence de l’écriture ». Il dessine debout, a besoin de sentir son corps. Avant de dessiner un arbre, par exemple, il se met corporellement en condition, il doit le sentir en lui. Illustrant son propos, il joint l’acte à la parole. On apporte un tableau blanc, il sort sa trousse pleine de crayons, fusains ; nous assistons à une performance : Edmond face à la feuille blanche, silence, la main s’élance, se retire, Edmond avance, recule, s’accroupit, se contorsionne, le corps tortueux d’un olivier prend forme. Il termine en disant « la création, c’est entrer dans un état d’imbécilité, les gens bien disent “on lâche” ».

Roseline Combroux

L’album photos de Virginia Woolf

Dans sa conférence Initiales : signer le nom, sous-titrée Le nom du mort, Adèle Cassigneul dit  : « Woolf écrit sa vie avec les fantômes des morts », elle parle d’une « projection dans le vivant à l’adresse des survivants ». La conférence mise en ligne étant saturée de notes et de références, j’ai rapidement dévié, avant même d’avoir attentivement lu l’ensemble de l’article, vers le lien avec le Monk’s House Album, album de photographie que Virginia avait composé avec son mari Léonard. Ces images m’ont fascinée, me faisant oublier la teneur de la conférence, et je me permets de vagabonder durant quelques lignes.

Album consultable en ligne :
http://lib.harvard.edu/ puis chercher “Monk’s House Album”

Vignette 1
Les vieilles photos en noir et blanc

Ces vieilles photos en noir et blanc nous font signe d’un monde à la fois tout à fait évanoui et tout à fait protégé. Personne ne viendra froisser le col clair de cette jeune-fille, ni déranger le canotier de cet homme sur sa chaise pliante en toile rayée, cet homme capturé par l’image, plongé dans la lecture de son journal. Il gardera la tête inclinée, éternellement.

Dans les films comportant des flash-back, le passé est parfois montré en noir et blanc. Ainsi le spectateur se repère aisément entre présent et passé, le découpage est clair. Manquent les interstices.

Qu’en est-il de l’identité structurée, agrégée avec le temps, les expériences, la vie vraie, celle qui déchire les cadres, tache les cols clairs, fait souffler le vent qui emporte le canotier et froisse les pages du journal de l’homme à la tête inclinée ? Cet homme-là a-t-il identité avec ce jeune garçon aux cheveux clairs, mi-longs et gracieusement ondulés, vêtu d’un petit costume de velours ? Le pantalon est mi-court et laisse apparaître des chaussettes un peu tire-bouchonnées sur des souliers vernis. L’enfant est debout, peut-être un peu intimidé, la main gauche solennellement posée sur un gros livre.

La jeune-fille au col clair, est-elle bien devenue cette dame aux cheveux blancs, au visage fatigué, presque absente à elle-même, les mains abandonnées ? Elle est assise devant une profusion de fleurs qu’elle ne regarde pas. Quelles correspondances entre elle et la jeune-fille à la vitalité irradiante ? Les pommettes hautes, la structure du visage, les os. Dans les os réside l’âme, pensaient certaines peuplades. Entre autres, selon la croyance populaire serbe, l’âme est vivante tant que les os existent.

Vignette 2
L’espace entre les clichés

Si, selon Derrida, la photographie est « une machine à faire parler », dans l’album de Virginia, délesté de tant d’images, les vides auront été également moteurs, pour moi. En découvrant l’album en ligne, c’est d’abord l’importance des vides qui m’aura attirée.

Dans l’album, ce qui impressionne, c’est la quantité de places vides, comme des manques ou des absences, ou encore des disparus. C’est aussi ce qui en fait la force, et même la beauté, c’est ce qui m’a donné envie de m’y attarder. J’ai laissé mon regard errer, sans focaliser sur les images, comme déambulant dans une très grande maison où seulement quelques pièces seraient meublées et habitées.

Et laissant divaguer mon esprit, je pense  : c’est tellement plus vrai qu’un album classique, quel qu’en soit le thème – voyages, famille, enfance, fêtes – où toutes les cases sont remplies. C’est ainsi qu’on devrait construire les albums souvenirs. Il y aurait beaucoup de cases vides car, d’une photo à l’autre, il faut de la place. La vie d’une photo qui représente un instant disparu ne peut se déployer que si on laisse de l’espace, donc du temps à celui qui la regarde. Un espace pour – non pas faire revivre – mais déployer ces instantanés. Et puis, d’une photo à l’autre, il y a de l’oubli, et l’oubli est nécessaire.

Ainsi, en regardant l’album de V W (comme elle se désigne elle-même en dessous des rares clichés qui la représentent), on peut peut-être penser aux fantômes et aux disparus, mais au moment où je le découvre, je le reçois plutôt comme une beauté  : beauté du noir et blanc et de l’argentique, beauté de la mise en page par l’apparition (dont je ne connais pas la genèse) de tous ces cadres vides.

Claude Campa

L’image et moi

À plusieurs reprises je me suis appuyée sur l’image comme déclencheur d’écrits autobiographiques. Des ébauches toutes abandonnées à ce jour. Pourquoi ? Les exigences, les imprévus de la vie qui viennent contrarier le cours de projets pas assez ancrés. Mais aussi des difficultés à trouver la forme que pourrait prendre l’écriture de mon autobiographie. Pour l’heure des fragments épars dont témoignent ces trois cahiers.

Roseline Combroux

Le cahier gris

Le Cahier gris devait être la suite du Cahier rouge, cahier écrit avec Catherine — cf. La carte blanche de La Faute à Rousseau n°39 (juin 2005) puis l’article “Odyssée d’une amitié” dans le n°70, p.28-30 (octobre 2015). Avant de partir en Guyane, Catherine en avait acheté un de couleur grise (il n’y en avait pas d’autre) afin d’assurer la suite du Cahier rouge. Sur la première page, le trois octobre 2002, elle écrit : « D’un cahier à un autre, d’un continent à un autre, je souhaite ardemment que nous continuions à tisser la toile de notre amitié, passerelle lumineuse (et argentée cette fois-ci) entre nos vies, nos émotions, nos découvertes. Voyageur ? Ce cahier le sera ». Non, il ne le sera pas. Catherine en Guyane, embarquée dans une nouvelle vie, le tissage de notre amitié prit d’autres formes.

Ce n’est que le premier novembre 2006 que je décide d’y démarrer l’écriture de textes autobiographiques à partir de photos d’enfance avec pour introduction, à l’attention de Catherine, le texte suivant : « J’ai envie de reprendre ce cahier avec des photos. Des photos qui me feront voyager dans ma vie. J’essaierai de me laisser porter par les associations comme dans le Cahier rouge, une manière de me souvenir, de peut-être mieux comprendre encore, de dénouer d’autres nœuds, d’oser investiguer, poser des questions. Tu seras ma lectrice... Tu pourras interroger... me livrer tes impressions... continuer à me parler de toi ou pas... Toi au même âge... libre d’écrire ou ne pas écrire. Tu es, tu peux être, ma lectrice seulement. Il y a déjà un moment que ce projet trotte dans ma tête. Je ne sais pas par quel bout prendre l’écriture quand je ne suis pas dans l’urgence. Avec toi, je vais tenter cette expérience. Notre complicité d’écriture m’y autorise. Les photos ne sont pas excellentes. Excuse-moi d’avance. Scannées puis photocopiées la qualité n’est pas assurée ».

Je décide d’adopter l’ordre chronologique. Sur la première photo, j’ai six mois, je suis sur les genoux de ma mère. Les dix-sept photos dont je dispose sont l’occasion de me souvenir des lieux, des moments, des atmosphères, des sentiments parfois. Je suis étonnée par la précision de certains souvenirs. Elles sont en noir et blanc, sur certaines, je me souviens de la couleur des vêtements par exemple. Elles sont source de digressions sur des interrogations, des réflexions qui me préoccupent pendant cette période. Je me rends également compte que je suis souvent collée à ma mère.

Grâce à elles, je fouille un peu plus profondément en moi, je gratte, j’essaie de desserrer des nœuds. Ces photos ne couvrent que douze années. Je dispose également de onze photos de moi seule, prises à l’école ou chez le photographe. Elles s’échelonnent de 1955 à 1968. Les classer dans l’ordre chronologique n’a pas été facile ; la coiffure, les habits m’ont aidée. Sur la dernière, j’ai dix-huit ans, nous sommes en 1969, cet été-là, ma vie va prendre son envol.

Ce cahier comprend sept entrées : la première, le premier novembre 2006 ; la dernière, le six septembre 2008. L’écriture s’étale sur trente et une pages. La dernière entrée est une adresse à Catherine : j’y évoque mon doute sur l’intérêt que cet écrit représente.

Je rapproche certains thèmes que j’évoque de ceux développés par Annie Ernaux dans son œuvre et analysés par Francine Dugast-Portes dans Annie Ernaux. Étude de l’œuvre (éd. Bordas, 2008).

Le cahier à fleurs

Le Cahier à fleurs n’a pas de titre. C’est un cahier à spirale, petits carreaux avec une couverture en plastique transparent décorée de fleurs.

Je l’ai ouvert le trente et un octobre 2009 à la demande de Dany qui travaillait sur les mythes. Il s’agissait d’écrire ce qui m’avait intéressée, émue, bousculée dans un film, un livre, un tableau, une pièce de théâtre... À partir de ce matériau, il me rapprocherait du mythe qui me correspond. Dany est analyste jungien. Je me prête au jeu, je suis curieuse ; de plus, les contraintes me poussent à écrire.

En juillet 2010, à sa demande, je le lui ai remis. Figurent ensuite deux entrées en 2011, il s’arrête le samedi trente avril 2011.

Les entrées ne sont pas nombreuses : douze seulement en dix-huit mois mais les œuvres retenues ont vraiment été marquantes à la fois par leur esthétique et leur force d’évocation. Toutes faisaient écho à des souvenirs souvent difficiles, des sentiments, des interrogations, des doutes.

Les œuvres retenues :
→ Trois films

- Mademoiselle Chambon (sorti en France : 2009) de Stéphane Brizé : « Les mots sont quasiment absents, les regards suffisent. Ne pas fuir dans les mots, assumer la présence. Les silences disent. L’émotion jaillit ».

- La religieuse portugaise (sorti en France : 2009) de Eugène Green : « Dans ce film, ce qui me plaît : le thème (questionnement sur l’amour), Lisbonne et le fado. Je me suis complètement identifiée dans la quête de Julie, dans son regard inquiet mais aussi curieux... Pour moi, Lisbonne est une ville terriblement romantique... Et puis, il y a le fado. Ce chant si profond, plein de mélancolie, qui donne des frissons ».

- Pina (sorti en France : 2011) de Wim Wenders : « Un film à fleur de peau. J’ai été envahie par une profonde émotion à la vue des corps dansants, à l’écoute de ces témoignages, à la présence de cette musique. Tout est subtil, un tissage d’une finesse extrême ».

→ Trois tableaux

- Le repos (huile sur toile, 1920-1922) de Pierre Bonnard : « Je lis dans son regard la lassitude précoce d’une vie sans reflet, le poids du mystère de l’existence ».

- Jour d’hiver (huile sur toile, 1905) de Pierre Bonnard : « Le dedans, chaud, douillet, paisible, est éclairé par la luminosité de la neige du dehors. Quiétude de cette femme toute à son activité ».

- Peinture 202x125cm (huile sur toile, 1959) de Pierre Soulages ; plus largement, c’est toute l’exposition qui m’a fascinée au Centre Georges Pompidou, Paris, ce vingt-six décembre 2009 : « Face à un tableau de Soulages, je suis dans un état proche de celui que je ressens dans le désert devant une mer de dunes, enveloppée de silence ». Je cite Fabienne Verdier, sur « l’esprit de la forme », reprenant des propos tenus par Soulages dans Entretien avec Pierre Soulages par Charles Juliet (éd. L’échoppe, 1990).

→ Cinq photos

- Une photo en noir et blanc d’une petite fille tenant un bouquet de fleurs des champs, couverture de Puisque les princes m’impressionnent... de Lucie B. (éd. à réAction, Toulouse, 2009) : « Le regard de l’enfant qui s’absente a toujours quelque chose de mystérieux pour moi et de profondément touchant ».


- Quatre photos de mon voyage dans le désert algérien, dans la Tefedest au nord-est de Tamanrasset : « Le désert tue le superflu... Chaque jour est une leçon de courage, rythmé par des rituels : allumer le feu, ramasser le bois, chercher de l’eau, préparer le thé. Chaque geste est vital et donne sens à la vie ».

→ Un spectacle de danse

- Miroku de et avec Saburo Teshigawara : « Un moment de grâce devant ce corps qui, imperceptiblement, se met en mouvement. Une écriture corporelle toute en subtilité dans le Souffle tel qu’en parlent les penseurs chinois comme François Cheng... Transportée par l’illumination de cet instant, j’ai savouré la plénitude de ce magique arrêt du temps ».

→ Trois livres

- Nullipare de Jane Sautière (éd. Verticales, 2008) : « Ce livre, conseillé par une amie, m’a bouleversée, il mettait des mots sur un vécu indicible pour moi. Ce fut une fulgurance. C’est le livre que j’aurais aimé écrire sur ce sujet. Un style incisif. Un livre construit de fragments comme la vie ». La quatrième de couverture en dit déjà beaucoup : « Je voudrais interroger l’ahurissant mystère de ne pas avoir d’enfant comme on interroge l’ahurissant mystère d’en avoir ».

- L’intranquille. Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou de Gérard Garouste avec Judith Perrignon (éd. L’iconoclaste, 2009  ; Le Livre De Poche, 2011) : « Un récit qui m’a profondément émue. Je n’avais pas réalisé que l’on pouvait être à ce point conscient de sa folie. Il parle d’une manière très poignante, sans concession, décrit les crises de délire avec précision. J’ai souffert avec lui à travers ses mots ».

- L’âme rentre à la maison d’Hélène Dorion (éd. de La Différence, 2010) : « J’aurais pu écrire ce texte en 2000 après que D. m’eut abandonnée. J’y ai retrouvé les tourments, les questions, les plongées dans l’abîme, la tempête, l’orage, l’horizon bouché, l’envie de plonger et ne pas remonter, que cesse cette douleur au creux du ventre, lancinante, le désir de solitude ».

Conclusion

Dany m’associe au mythe d’Écho.

Ill. ci-dessous : Écho abandonnée, Croquis de costumes par Léon Bakst (Musée MAGMA à Moscou - source Wikimedia Commons)

Le livre de
mon imaginaire

En 2010, Dany m’offre un cahier rouge. Sur la première page, il a inscrit Le livre de mon imaginaire ; est insérée une reproduction du tableau L’Écho (1902) par Fritz Ilg ; en sous-titre : Écrits, dessins, collages de mes impressions et expressions - Roseline.

Ce n’est que sept ans plus tard que je décide de l’utiliser. Je traverse une période de turbulences. Je ne tiens plus un journal régulièrement. Le groupe APA de Toulouse, dont je fais partie, vient de clôturer deux années de réflexion sur la question de la création avec la réalisation du Cahier APA n° 64, Le Je à l’œuvre (février 2017). J’ai beaucoup écrit dans ce cahier mais mon rapport à la création est compliqué. Au lieu de seulement écrire comme je l’ai toujours fait dans les périodes difficiles, je me donne une contrainte différente. Par le passé, j’ai été initiée au collage et en ai réalisé quelques-uns. Je décide de reprendre cette activité, je vais en faire un par mois. Je commence en mars 2017.

Je débute toujours par le collage. Je me fixe un thème général. Je rassemble progressivement le matériau. Avant la fin du mois, je réalise ma composition en essayant de me laisser porter par des associations sans les analyser. Le collage terminé, j’écris le texte sur la page de gauche, le collage étant toujours sur la page de droite. Dans plusieurs de mes collages j’inclus des photos (ma famille, moi...). Hormis le premier texte, tous ont un titre et se terminent par un ou deux acrostiches à partir de mots importants du texte. Une exception : le mois d’août 2017 ayant été particulièrement éprouvant dès le premier jour du mois, j’ai décidé de faire un petit collage par jour. Pour le premier août, la page de droite, le texte à gauche puis je divise en trente carrés (six par six centimètres environ) les deux pages suivantes. Dans chaque carré, j’ai réalisé un collage illustrant la journée. Cet exercice m’a beaucoup aidée à me recentrer le soir quand la journée avait été très difficile.

Le dernier collage date de janvier 2018. La période de crise passée, comme souvent, j’ai arrêté.

Avec du recul, je me rends compte que la contrainte est porteuse, qu’elle vienne de l’extérieur ou de moi-même. Le confinement d’aujourd’hui en est une preuve, je tiens un journal quotidien, ce que je n’avais plus fait depuis longtemps.

Roseline Combroux, pendant le confinement, mardi 24 mars 2020

Photographie

La photographie est interminable

Denis Roche (titre donné à son ouvrage paru au Seuil en 2007)

Photo jaunie

Les journées ensoleillées du printemps incitent à visiter les fonds de tiroirs, les étagères d’armoire, à faire des rangements, des tris. On retrouve, on regarde, on jette et parfois, on est toute surprise de lire un texte écrit au sujet d’une photo très ancienne où sont représentés — je dirai immortalisés — des êtres chers, depuis longtemps disparus. Cependant, cette image jaunie nous dit encore les sensations, les sentiments qui pouvaient les habiter à ce moment-là de leur vie. Je suis sans doute le dernier maillon avant leur disparition définitive. Personne, après moi, ne sera en capacité de dire l’histoire de cette image. Image d’un instant de leur vie. D’où mon intérêt, et même le sentiment de nécessité, d’écrire ces quelques mots.

Ce qui me saute aux yeux, en regardant ce cliché jauni, c’est cet endimanchement pour paraître sous son meilleur jour. Les bottines cirées, bien lacées, des enfants. Les cols blancs, les ceintures à ruban. La gravité des visages, chez ces paysannes, ici posées, reposées. Nulle trace des durs travaux. Elles attestent de leur bien-être, de leur bien-vivre, pour rassurer l’époux de l’une d’elles, l’homme soigné ailleurs, très loin, après ses blessures de guerre.

Je retrouve un spectre olfactif de ma toute petite enfance, les odeurs, celles de la grande armoire chez ma grand-mère  : les effluves de naphtaline m’écœurant un peu  ; ou bien celle de l’orange piquée de clous de girofle  ; les odeurs de pattemouille du fer à repasser. Ces dames, en tenue de cérémonie, avaient dû se parfumer à l’eau de Cologne. Les petites filles lavées, shampouinées au savon Cadum. Odeurs de cheveux, odeurs d’enfance, de légère transpiration dans le cou.

Je lis dans son regard — celui de Lucienne, la plus grande des fillettes — l’inquiétude, la curiosité, l’interrogation de la petite fille devant cet appareil bizarre qu’elle découvre sûrement pour la première fois. Je lis aussi son impatience  : que cela finisse au plus vite devait-elle se dire. Denise, la petite sœur, est sage, clouée par la surprise, elle reste bouche bée.

Lui, le photographe, je le revois tel que je l’ai connu bien des années après, mais sûrement déjà vieux à ce moment-là. Il devait papillonner, ce vieux monsieur à gilet noir, ajuster son lorgnon, caresser sa barbiche, repousser ses cheveux grisonnants, agiter des mains volubiles, vérifier l’appareil encore et encore. Enfin, soulever le rideau noir, enfouir sa tête dessous, sans cesser de parler pour enjôler les petites filles, les rassurer. Mais aussi apaiser les éventuels doutes des dames et surtout faire valoir son art !

Chez ces deux adultes, la plus grande, la plus sombre, j’entends encore son nom prononcé par les voisins, «  La Noémie de la forêt  » : ma grand-mère. Austère, sévère, un peu triste sur cette photo, mais son mari est gravement blessé. C’est pour lui qu’elle se soumet à cette mise en scène chez ce photographe. Sans savoir si elle peut lui faire confiance. Elle y est obligée, il est le seul de tous les villages des alentours en 1917. Ce vieil original affublé de surnoms  : le « poète, le diable », lui qui pourtant se targuait de ne croire en rien, ni en dieu ni en diable. Ces surnoms, il les devait à son activité surprenante dans cette campagne isolée. Il avait une petite imprimerie, éditait, imprimait de la poésie et d’autres textes que nul de ses voisins n’avait vus, ni lus. La maison était toute petite, fermée, cachée dans la verdure et les murs. Il y vivait en reclus. Il pratiquait la photographie. Noémie était sur ses gardes.

Enfin, l’autre personne adulte, tante Louise, sœur de Mémé Noémie. Célibataire, couturière, raccommodeuse, travaillant à la journée dans les fermes voisines, préparant les trousseaux des filles, réparant les cols des chemises des hommes en les « retournant ». Douce, simple, généreuse, dévouée. Ma consolatrice que plus tard j’aimerais si fort.

Photo jaunie ! Ce matin tu as glissé d’un vieil album caché sous le linge, les draps, de mon armoire que je n’utilise presque plus, sauf ceux en lin pour les nuits chaudes de l’été.

Je viens de replacer votre petit carton fragile dans son cadre, contente d’avoir vécu, évoqué, ces souvenirs.

Aujourd’hui, vous avez été présentes, votre vie a vibré en moi. Un fil ténu mais conducteur, celui des souvenirs et de l’affection.

Lucie Saulle

Cinéma

Ne croyez surtout pas que je hurle

Film de Frank Beauvais (75 mn) sorti en France en 2019

Ce film peut être qualifié d’expérimental, dans le fond et dans la forme ; le voir est une expérience unique, inhabituelle et quelque peu déroutante.

Que raconte ce film ?

Janvier 2016. Une histoire amoureuse, terminée maintenant depuis six mois, a amené celui qui se raconte en voix off dans un village des Vosges où il vit seul, sans voiture, sans emploi ni réelle perspective d’avenir, au milieu de la nature. Mais son désarroi est profond car il est sous le choc des attentats de novembre 2015 et de l’état d’urgence qui a suivi.

Ce que raconte cette voix off, la seule voix du film, pourrait être le journal intime d’une solitude après une rupture mais c’est aussi une chronique rétrospective qui tente de se remémorer les événements personnels qui ont jalonné ce semestre (visite d’amis, relations avec ses parents, voyages) en ne cessant de s’interroger sur le fil politique de cette période de la fin 2015 (il est dit dans le document de présentation du film que l’on passe de l’intime à l’extime).

Le texte, récit de cette expérience intérieure, a d’ailleurs été publié.

Capricci, 2019 :
→ https ://capricci.fr/wordpress/product/ne-croyez-surtout-pas-que-je-hurle-2/

Comment est-ce raconté ?

Certes, c’est le texte dit par la voix off qui raconte mais ce sont surtout les images collées sur ce texte qui l’enrichissent de façon originale.

Pendant cette « réclusion », le narrateur a visionné au moins quatre cents films (quatre à cinq films par jour). Du répertoire d’images tirées de ces films vus, il a extrait mille et une images (la liste des films vus défile dans le générique de fin). Il les a confrontées à son texte en suivant une règle  : pas de visages d’acteurs, pas de films qui travaillent la matière (animation, films expérimentaux) et pas de séquences qui se succèdent. Cette forme existe déjà au cinéma, paraît-il, sous le nom de mash up (ce que le sampling est à la musique). Après la rédaction du texte, il est resté six mois en montage.

Pour moi, un film, ce sont des images qui se suivent, s’enchaînent, une histoire, un récit, des dialogues et/ou des voix off... Même s’il me semble que j’ai été plus attentive à la voix off et à ce qu’elle dit, les images se sont imposées. Finalement, la perception de cet ensemble — voix off/images — me laisse une impression d’étrange et de jamais vu.

Marie Kremer

Note de l’éditeur

Selon Sylvie Delpech citée par Wikipédia, le mash up consiste en une « forme d’expression artistique convoquant le recyclage, le remploi de matériaux audiovisuels produits par d’autres ». En musique, un sample est « un extrait sonore récupéré au sein d’un enregistrement préexistant de toute nature et sorti de son contexte afin d’être réutilisé musicalement pour fabriquer un nouvel ensemble ».

Les Québécois préfèrent utiliser le terme composite pour mash up et échantillon pour sample. Ce qui marque bien la différence entre le premier terme qui suppose une production composée d’extraits d’autres sources audiovisuelles tandis que le second indique seulement un emprunt externe (ou plusieurs) utilisé(s) à un (ou certains) endroit(s) de l’œuvre produite.

Pour caractériser la méthode à laquelle recourt Frank Beauvais, son éditeur, Capricci, utilise le terme found footage (également désigné par composite chez les Québécois). Un film de found footage est composé exclusivement d’extraits audiovisuels (métrages, footage [de film]) trouvés (found). Il semble donc très proche du mashup. Julien Lahmi, cinéaste et créateur de l’encyclopédie du genre, voit « le found footage des années 1960 » comme « le grand-père du mashup ».

→ Qu’est-ce que le Mashup cinéma ?
https ://digital-society-forum.orange.com/fr/les-actus/786-qu39est-ce-que-le-mashup-cinema-

En outre, le found footage désigne également un sous-genre du cinéma fantastique dans lequel la fiction raconte qu’on réemploie des extraits de films trouvés, lesquels n’existent que dans ladite fiction.

→ Dossier sur Le cinéma samplé :
https ://issuu.com/mashupcinema/docs/bref_118_found_footage

Images dans la peau

Les notes de chevet

Sei Shōnagon, dame de compagnie de l’impératrice consort Teishi, achève Les notes de chevet en 1002. Une écriture poétique, un contenu historique, des réflexions pertinentes en font une œuvre majeure de la littérature japonaise. Ces cent soixante-deux notes, qui vont de “Au printemps, c’est l’aurore” aux “maladies” en passant par de nombreuses “Choses“ (... “détestables”... “rares”... “pénibles” ... “ravissantes”... “qui font naître un doux souvenir du passé”... “qui semblent pures”... “qui remplissent d’angoisse”...), rappellent ce que nous désignons par le terme journal intime. La littérature japonaise classe d’ailleurs les livres de chevet dans le genre shishōsetsu dont Wikipédia nous explique qu’il s’agit de « romans centrés sur la vie intérieure d’un héros souvent assimilé à l’auteur » qui s’écrivent « sur le mode de la confession : comme l’autofiction, ils incorporent donc des éléments d’autobiographie [...] ».

Illustrations

En 2020, L’éditeur Citadelles & Mazenod les publie, dans un livre-objet raffiné dans sa mise en page et son façonnage, avec un appareil critique du texte et des illustrations d’Hokusai (1760-1849).

Peter Greenaway
The Pillow Book (1997)

Le terme toile désigne — entre autres — à la fois un tableau et l’écran de cinéma. Peter Greenaway allie les deux sens, construisant chacun de ses films comme une succession de toiles. Dans The Pillow Book, il se saisit à son tour des Notes de chevet dans un récit où la peau humaine devient une sorte d’emaki (voir ill. p.23) : vœux d’anniversaire tracés sur le visage de la fillette Nagico qui, adulte, cherchera l’amant-calligraphe qui écrira sur son corps avant de devenir elle-même autrice d’hommes-manuscrits (elle écrit sur leur peau).

Dany Orler


À propos des paysans

Deux films récents donnent à voir, sous des aspects différents, la vie du monde paysan d’aujourd’hui et notamment des jeunes repreneurs de fermes familiales : Petit paysan et Au nom de la terre.

Je suis très sensible à ce qui se passe dans ce monde-là. J’en suis originaire. J’y ai vécu à une autre époque, celle où la solution était plutôt de quitter la terre, partir vivre ailleurs, essayer de dégoter un « petit coin d’herbe verte » — j’entends : un travail, un salaire. Apprendre, peiner, avancer de quelques échelons, peut-être, sur l’échelle sociale. Mais aussi se tromper, recommencer, s’échiner à faire son trou, sa place. Puis, les années passant, revenir au pays, retrouver ses parents retraités, vieillis, fatigués, englués dans la succession des jours où rien ne se passe, où rien ne change, si ce n’est la météo. Nous avons été ces enfants de la rupture, rupture de ces longues lignées de travailleurs de la terre, de ceux qui «  vendaient leurs bras  » avec, petit à petit, l’espoir d’acheter, arpents après arpents, une vraie terre, qui serait la leur, qu’ils transmettraient sur plusieurs générations. L’histoire en a décidé autrement, avec mes frères et sœurs, nous sommes les premiers hors sol.

Hubert Charuel
Petit paysan (2017)

Le jeune Pierre (interprété par Swann Arlaud) reprend la ferme des parents, un élevage de vaches laitières. Sa sœur (interprétée par Sara Giraudeau), vétérinaire, s’impliquera dans la gestion.

Édouard Bergeon
Au nom de la terre (2019)

Pierre (interprété par Guillaume Canet) reprend la ferme des parents après une formation poussée et un séjour aux USA où il se familiarise avec la gestion d’une exploitation agricole. La propriété familiale est d’une tout autre échelle. L’adaptation sera difficile, peuplée d’embûches.

Lucie Saulle

Pierre Campa

Le onze novembre 2007, les tensions étaient fortes dans la famille, malgré les apparences d’une grande fête – nombreux invités, musique et danse — dans une grande salle louée pour l’occasion des quatre-vingts ans de mon père. Au cours de cette soirée, j’ai demandé à mon père s’il accepterait que mon ami Bernard Seillé le filme afin d’avoir et de nous laisser un témoignage vivant. Mon père a accepté sans hésiter. Je m’étais au préalable assurée de la collaboration de Bernard, sachant qu’il avait réalisé, en amateur éclairé, de très beaux documentaires, des portraits dans les vallées ariégeoises.

  Dès le printemps suivant, nous nous sommes mis au travail et le tournage s’est effectué dans une ambiance à la fois émouvante et agréable. Bernard a monté les images, en deux versions. Pour toute la partie son, il a été aidé par Jo Moga, un ami du club Image’in 31.

  Bien sûr, la réalisation de ce film n’a pas résolu les questions sous-jacentes, plus complexes. Il n’en reste pas moins un cadeau précieux à l’occasion duquel j’ai appris quelques détails que j’ignorais sur la famille de mon père.

Claude Campa

Un joli cadeau

En 2008, à l’occasion des quatre-vingts ans de son père Pierre, Claude Campa a eu l’idée de faire réaliser par un ami, infirmier psychiatrique mais aussi cinéaste amateur de haut vol, un film évoquant celui-ci. Le film réalisé fut montré lors de l’anniversaire suivant. C’était un joli cadeau que ses enfants lui ont fait et que Claude a partagé avec nous à l’occasion de la réunion de notre groupe APA du quatorze décembre 2019.

À partir de photos anciennes, Pierre s’exprime sur le demi-secret entourant sa naissance. Nous l’accompagnons ensuite dans le petit village pyrénéen de Cabanac-Cazaux où il a été instituteur de 1948 à 1964, puis maire PCF de la commune pour deux mandats. Il nous parle de son amour de la montagne au cours d’une randonnée au-dessus du col de Peyresourde avec Claude et avec sa seconde épouse. Outre un chaleureux portrait du vieux monsieur, le film est une mine d’information qui fait bien sentir tout ce que des documents comme celui-ci, à l’instar des documents recueillis à l’APA, peuvent dire aux historiens sur les conditions de vie, les mœurs, les métiers comme ici par exemple sur le travail d’un instituteur de classe unique dans un village montagnard.

Loin des images tressautantes et des montages approximatifs de la plupart des films de famille, nous sommes ici devant une réalisation de qualité professionnelle avec de très belles images, un son parfait, un scénario construit.

Des scénarios, devrions-nous dire. En effet, et c’était là le grand intérêt de la présentation, nous avons pu visionner deux versions du film, l’une plus longue et explicative, l’autre plus elliptique et percutante, ce qui a été l’occasion d’une riche discussion entre nous sur tout ce qu’apportait le montage, qui est le moment où se construit véritablement le film, où s’imprime son sens.

Significativement, la séquence inaugurale de la version longue — Pierre Campa s’élançant pour un vol en parapente — se retrouve à la fin de la version courte, moins encombrée de paroles et d’explications, plus percutante, ponctuant le film d’une magnifique image de vitalité et d’amour de la vie.

Bernard Massip


Au XIIIe siècle, les Notes de chevet de Sei Shōnagon (voir p.20) ont été illustrées dans un emaki, rouleau enluminé ; reproduction publiée en 1921 par amatoe Dokokai, Tokyo (Wikimedia Commons).

Filmographie

Les références filmographiques relatives au thème Image et autobiographie sont nombreuses. Cette courte documentation, loin de viser à l’exhaustivité, se fait simplement l’écho de quelques films repérés au cours de l’élaboration de ce numéro. Nous avons signalé les contributeurs et contributrices par leurs initiales (Roseline Combroux  : RC. Bernard Massip  : BM. Dany Orler  : DO). Chaque entrée s’ouvre (en bleu) par le nom de la réalisatrice ou du réalisateur suivi (en italique) par le titre du film ; entre parenthèses : année de sortie en France. La revue de l’autobiographie La Faute à Rousseau est notée “FAR”.


Peter Greenaway
The Pillow Book (1997)

→ Voir article de Dany Orler dans ce numéro, p.20.

Mariana Otero
Histoire d’un secret
(documentaire, 2003)

La mère de Mariana Otero est morte alors qu’elle avait quatre ans. Sa sœur Isabel et elle ne découvrent que bien plus tard qu’elle est décédée suite à un avortement clandestin. À travers l’histoire de sa mère, la réalisatrice évoque le calvaire des femmes à cette époque. Elle redonne vie à cette mère artiste en organisant avec sa sœur une exposition de ses œuvres. Un film pudique et sensible. ✍ RC

  Présentation plus complète dans FAR n° 35 (février 2004) : article de Véronique Montémont p.78.

Vincent Paronnaud
et Marjane Satrapi
Persepolis (animation, 2007)

Entre 2000 et 2003, Marjane Satrapi publie une série de bande dessinée autobiographique en quatre volumes (éd. L’Association). L’histoire commence par le renversement du Sha (1980) alors que Marjane, la protagoniste portant le prénom de l’autrice, a dix ans. Elle se termine par son retour en Iran après un premier exil et avant une installation définitive en France (1994), mêlant vie et ressentis intimes aux événements historiques. Le film, réalisé par l’autrice, suit assez fidèlement la BD, nous offrant ainsi deux façons d’appréhender l’autobiographie par l’image. ✍ DO

Agnès Varda
Les Plages d’Agnès
(documentaire, 2008)

Agnès Varda a réalisé cet autoportrait pour ses quatre-vingts ans. Dans le film Varda par Agnès, elle dit de ce documentaire : « C’est une petite vieille qui raconte sa vie. Je raconte ma vie et mes films mais aussi le présent ».

De façon plus générale, dans tous les films d’Agnès Varda, on retrouve des touches autobiographiques. Ils sont le reflet de rencontres amicales, artistiques, politiques, de son amour et admiration pour Jacques Demy.

Agnès Varda au festival de Cannes 2011
par Georges Biard (source Wikimedia Commons)

En tant que photographe, la réalisatrice a également produit quelques autoportraits, notamment son photomontage en mosaïque et la photo prise à Venise devant une peinture de Giuseppe Bellini. ✍ RC

  Pour aller plus loin, se reporter à l’article Agnès Varda : une vie dans un coffret par Bernard Massip, FAR n°63 (juin 2013), p.40-43, au moment de la parution de l’intégrale de son œuvre.

  Lire également Le voyage à contretemps d’Agnès Varda par Élisabeth Cépède, FAR n°73 (octobre 2016), p.72-73.

Éric Caravaca
Carré 35 (documentaire, 2017)

Éric Caravaca fouille le passé afin de comprendre le silence autour de sa sœur, Christine, morte à l’âge de trois ans.

La matière visuelle se compose de différents supports : films de famille Super 8, photographies, documents officiels et administratifs, images d’archives historiques, interviews de son père et de sa mère.
Une puissante émotion habite cette quête. ✍ RC

Nick Willing
Paula Rego - Histoires et secrets
(DVD, 2017)

Un aperçu intime de la vie et de l’art de la peintre Paula Rego, née à Lisbonne au Portugal en 1935, réalisé par son fils Nick Willing.

Cette femme discrète et réservée se dévoile pour la première fois face à son fils qui découvre des faces cachées de sa mère. Elle livre des secrets de sa vie intime, notamment sur le rapport à son mari, Victor Willing, artiste anglais. Elle aborde avec humilité ses combats contre le fascisme, la misogynie du monde de l’art, la dépression. La peinture a été son moyen d’exprimer ce qu’elle ne pouvait exprimer avec des mots. Ses peintures, souvent dérangeantes, expriment la rage, la souffrance des femmes. Une artiste puissante. ✍ RC

Régis Sauder
Retour à Forbach
(documentaire, 2017)

Régis Sauder a passé son enfance à Forbach. Après avoir fui cette ville, il y revient. Les souvenirs intimes du réalisateur se mêlent aux témoignages de personnes qui n’ont jamais quitté cette ville. ✍ RC

  Présentation plus complète : rubrique J’ai lu, j’ai vu du site de l’APA, article de Madeleine Rebaudières daté du 10 juin 2017.

Mila Turajlić
L’envers d’une histoire
(documentaire, 2017)

Ce documentaire met en exergue le double héritage reçu des parents : l’histoire intime et le destin politique d’un pays. Avec finesse, délicatesse et subtilité, Mila Turajlić joue avec l’intérieur de l’appartement et l’extérieur grâce à des images d’archives, des prises de vue depuis les fenêtres de l’appartement. Une transmission intergénérationnelle réussie. ✍ RC

  Présentation plus complète : FAR n° 80 (février 2019), p.78.

Bojina Panayotova
Je vois rouge (2018)

Récit filmé d’une jeune femme, née en Bulgarie mais venue en France à l’âge de huit ans, menant l’enquête dans son pays natal à la recherche des éventuelles compromissions de ses parents avec le régime communiste, une traque qui conduit à des conflits familiaux, occasion pour elle de s’interroger : jusqu’où aller trop loin dans la recherche de la vérité ?. ✍ BM

Frank Beauvais
Ne croyez surtout pas que je hurle (2019)

→ Voir article de Marie Kremer dans ce numéro, p.18-19.

Samuel Bigiaoui
68, mon père et les clous
(documentaire, 2019)

« Ouverte il ya trente ans en plein quartier latin, la quincaillerie de mon père est un haut lieu de sociabilité. C’est aussi le terrain de jeu de mon enfance. Bricomonge va fermer. À l’heure des comptes, j’accompagne mon père dans les derniers moments du magasin. Et je cherche à comprendre ce qui a amené le militant maoïste qu’il était dans les années 1960-1970, intellectuel diplômé, à vendre des clous. » Le réalisateur interroge la filiation avec grâce et simplicité. Un film touchant. Un lieu plein d’humanité qui s’éteint. Une quincaillerie qui faisait du bien. ✍ RC

Pedro Almodovar
Douleur et gloire (2019)

Dans ce film à forte teneur autobiographique, Pedro Almodovar raconte son enfance pauvre, la fascination pour sa mère, les livres qui l’ont sauvé, la découverte du cinéma mais aussi de son homosexualité, ses dépressions, ses doutes. Un film très subtil. Une autofiction réussie. ✍ RC

Alain Cavalier
Être vivant et le savoir
(documentaire, 2019)

Alain Cavalier et Emmanuelle Bernheim préparent un film d’après le livre autobiographique de celle-ci : Tout s’est bien passé (éd. Gallimard, 2013). Elle y raconte comment elle a aidé son père à choisir sa mort. Elle doit jouer son propre rôle et Alain Cavalier, celui du père. Ils ont commencé à travailler ensemble quand elle apprend qu’elle a un cancer et doit être opérée. Le réalisateur raconte le quotidien d’un filmeur qui espère que son amie guérisse. Un documentaire émouvant. ✍ RC

  Emmanuelle Bernheim meurt le dix mai 2017 des suites d’un cancer du poumon.

Icíar Bollaín
Yuli (2019)

Ce biopic est une adaptation vraiment réussie de l’autobiographie du danseur cubain Carlos Acosta :

No Way Home : A Dancer’s Journey from the Streets of Havana to the Stages of the World, Scribner Book Company Inc, trente décembre 2008.

Il commence à danser dans les rues de Cuba. Son père l’inscrit à l’École Nationale de Ballet de Cuba contre son gré. Il rêve d’être footballeur. Dans le film, il joue son propre rôle. Il devient danseur professionnel et se produit au Royal Ballet de Londres où il sera le premier Roméo noir du ballet classique. Un danseur éblouissant, puissant. ✍ RC

J’ai suivi des cours de danse classique dès l’âge de neuf ans. Dans mon quartier, mes copains me traitaient de pédé. Dans ce milieu, aussi pauvre que machiste, il aurait été normal que mon père vît la danse comme un truc d’homosexuels. Au contraire, c’est lui qui m’a poussé à devenir danseur... Le don, il vous est donné à la naissance, mais la force pour le développer, c’est la douleur qui vous la donne... L’étoile de ma vie, c’est mon père. Sans lui, je serais devenu un voyou.
Carlos Acosta


Icíar Bollaín en 2010
par enlaciudadsubterranea
(source Wikimedia Commons)

Marielle Heller
Les Faussaires de Manhattan (2019)

Ce film est une adaptation de l’autobiographie de Lee Israel (Can you ever forgive me ?). Après un échec de publication et une brouille avec son éditeur, elle sombre dans le manque d’inspiration et l’alcoolisme. Acculée par le manque d’argent, elle décide de vendre une lettre de Katharine Hepburn qu’elle avait encadrée. Elle se découvre alors un don exceptionnel pour l’imitation du style de grands romanciers. Elle se met à rédiger de fausses correspondances entre auteurs célèbres avec la complicité de son ami Jack. Un film drôle qui montre la difficulté à vivre en tant qu’écrivain alors que le talent est évident. ✍ RC

Waad Al-Kateab et Edward Watts
Pour Sama (documentaire, 2019)

Waad Al-Kateab est une jeune femme syrienne qui vit à Alep lorsque la guerre civile éclate en 2011. Sous les bombardements, la vie continue. Elle filme au quotidien les pertes, les espoirs et la solidarité du peuple d’Alep. Waad et son mari médecin sont déchirés entre partir et protéger leur fille Sama ou résister pour la liberté de leur pays. Quelle élégance dans le désastre ! ✍ RC

  Présentation plus complète : rubrique J’ai lu, j’ai vu du site de l’APA, article de Bernard Massip daté du 14 octobre 2019.

Pour moi, Pour Sama n’est pas seulement un film, c’est le récit de ma vie. Comme tant d’autres activistes, j’ai commencé à filmer les manifestations syriennes sans aucun projet en tête. Je n’aurais jamais pu imaginer où cela me mènerait au fil des années. Toutes les émotions que nous avons vécues — la joie, la perte de nos proches, l’amour — et les crimes commis par le régime d’Assad contre des innocents ordinaires étaient impensables, inimaginables...
Waad Al-Kateab

Jean-Pierre Thorn
L’Âcre Parfum des immortelles
(documentaire, 2019)

À travers le souvenir d’une passion amoureuse trop vite fauchée par la mort, Jean-Pierre Thorn remonte le film de sa vie — et de son œuvre — pour retrouver les figures rebelles qui ont peuplé ses films. Un film très émouvant. ✍ RC

  Présentation plus complète : rubrique J’ai lu, j’ai vu du site de l’APA, article par Roseline Combroux daté du 1er novembre 2019.

Fabienne Berthaud
Un monde plus grand (2019)

Ce film est l’adaptation du livre autobiographique de Corine Sombrun Mon initiation chez les chamanes (éd. Albin Michel, 2004). Musicologue, elle devient chamane, il y a dix-sept ans, après un séjour en Mongolie. Pour elle, la transe n’est pas un don exceptionnel mais un potentiel cognitif qui sommeille en chacun de nous. Ce film vient bousculer nos conceptions cartésiennes et matérialistes du monde. C’est aussi un voyage dans les magnifiques paysages de Mongolie et une découverte de ce peuple qui vit aux frontières de la Sibérie. ✍ RC

Sarah Suco
Les Éblouis (2019)

Sarah Suco vit dans une communauté avec ses parents durant une partie de son enfance et de son adolescence (de huit à dix-huit ans). À sa sortie du conservatoire de Paris, elle fait ses premiers pas de comédienne à vingt-huit ans puis réalise son premier long métrage, Les éblouis, à trente-huit, dans lequel elle raconte les dérives sectaires (isolement, mépris des lois extérieures, abus sexuels) d’une communauté telle que celle qu’elle a connue.
✍ DO



Chanya Button
Vita et Virginia (2019)

Le personnage Orlando créé par Virginia Woolf, dans son œuvre portant ce titre, paraît cruellement fictif pour les mortels sexués que nous sommes puisqu’il défie le sexe et la mort. Ce qui le place aux antipodes de l’autobiographie qui attend au minimum des personnages existant ou ayant existé. Pourtant Orlando a bel et bien vécu dans le champ autobiographique de l’autrice sous les traits de Vita Sackville-West qu’elle aima passionnément. Dix-huit ans de correspondance entre les deux écrivaines en témoignent. Correspondance qui a inspiré le film de Chanya Button.

Bien que bisexuelle et de nature androgyne, Vita ne changea pas de sexe, comme Orlando au cours de sa vie sans fin. Bien que survivant longtemps à Virginia, Vita mourut un jour. Cependant, Vita fascina la créatrice d’Orlando comme ce personnage fascina son lectorat par une vie enthousiaste d’artiste cultivée, libérée des contraintes de ses origines nobles, de son siècle, de son genre. Ce qui se manifestait aussi par une succession de conquêtes amoureuses que Virginia ne supporta pas chez le modèle du personnage.

Ainsi le film Vita et Virginia (fiction) — d’ailleurs issu d’une pièce de théâtre (fiction) éponyme de Dame Eileen Atkins — inspiré par une correspondance (forme autobiographique) présente la naissance d’Orlando (fiction) à partir d’une histoire d’amour vécue. Factuel et fictionnel s’entremêlent en images et textes. ✍ DO

Publication

Femmes au miroir

Ah ! je ris de
me voir si belle en ce miroir


Illustration empruntée au site internet La Musique Classique, article Air des bijoux :
http://www.lamusiqueclassique.com/2011/10/charles-gounod-faust-air-des-bijoux/

L’Air des bijoux, connu par les premiers mots de Marguerite au troisième acte du Faust de Charles Gounod (livret Jules Barbier et Michel Carré) — « Ah ! je ris de me voir si belle en ce miroir » —, rendu célèbre par la Castafiore d’Hergé, énonce-t-il une vérité ? Le miroir, accessoire féminin lié au maquillage, rendrait-il plus belle à ses propres yeux celle qui s’y (ad)mire ? Au contraire, à l’instar de celui de la marâtre de Blanche-Neige, révélerait-il une vérité dure à accepter : « Reine, tu étais la plus belle, mais Blanche-Neige au pays des sept nains, au-delà des monts, bien loin, est aujourd’hui une merveille » ? Est-il magique comme dans La Belle et la Bête suivi en cela par de nombreux autres contes ? Va-t-il jusqu’à se montrer dangereux dans ce qu’il fait connaître de soi, comme Narcisse l’expérimente ? Catherine Pont-Humbert remarque :

L’emploi du miroir est l’une des plus anciennes formes de divination. [...] La fixation intense et durable du regard sur une surface brillante fait inévitablement apparaître des images qui peuvent alors être interprétées. (Dictionnaire des symboles des rites et des croyances ; éd. Jean-Claude Lattès, 1995)

Réflexion (2014) par Robin Mehdee
(wikimedia commons)

La mélancolie aurait-elle « partie liée avec la réflexion et les miroirs » comme le suggère Jean Starobinski dans La mélancolie au miroir (Julliard, 1989,1997) ? :

Peut-être naît-elle au point où le regard se rencontre dans la glace, ce « piège de cristal ».

Le miroir retiendrait-il l’âme ? De nombreuses traditions le pensent, allant jusqu’à recouvrir toutes les surfaces réfléchissantes d’une chambre mortuaire afin de permettre à l’âme du défunt de partir sans risque d’être captée.

Dany Orler

  Pour plus d’information sur la symbolique du miroir, lire l’article dédié dans l’Encyclopédie des symboles (éd. LGF, La Pochothèque, 1996), p.413-416.

Se voit-elle vraiment si belle en ce miroir ?
C’est lui qui le dit. Source :
https ://www.point-fort.com/index.php/post/2009/04/20/440-test-du-miroir

Eva Kowalewska, Le Jeu du Miroir 100x70cm (2004) par elle-même (wikimedia commons)

Les femmes au miroir
de Frances Borzello


Femmes au miroir. Une histoire de l’autoportrait féminin par Frances Borzello (édition reliée Thames & Hudson, 1998 ; il existe une nouvelle édition, brochée, en date du 4 avril 2019).

Pour Frances Borzello, l’autoportrait n’est pas innocent et va au-delà de la technicité incarnée par la ressemblance. Pour les hommes artistes c’est un moyen de faire admirer une compétence et une technicité. Qu’en est-il pour les femmes artistes ? L’autrice interroge l’histoire de l’art et de la société sous l’angle de la présentation de soi par les artistes : cinq siècles (du XVIe au XXe) sont étudiés sous l’angle de l’image de soi par les artistes femmes.

Isabelle Eches

Les femmes sans miroir
de Frances Borzello

Parmi les deux cent quarante illustrations sélectionnées par Frances Borzello, seules huit reproduisent des tableaux ou des photos réalisées par des femmes jouant sur le reflet du miroir* : Claude Cahun l’utilise pour afficher ses deux profils masculinisés (p.134) ; Marie-Louise von Motesiczsky en fait « une quête méditative de la vérité cachée derrière les apparences » (p.141) ; Ilse Bing s’en sert pour se dissimuler dans le décor (p.142) ; de même, Nan Goldin y apparaît presque accidentellement dans une image de sa salle de bain (p.182) ; Florence Henry s’y insère dans une vision surréaliste d’elle-même (p.143) ; Sylvia Sleigh s’y montre en arrière-plan de son modèle masculin afin d’inverser le cliché de la muse-maîtresse-modèle de l’artiste mâle (p.161) ; Helen Chadwick le replace comme objet de vanité en référence à la Renaissance (p.187) ; enfin, Jean Cooke l’intègre comme instrument au même titre que ses pinceaux (p.147).

  * Une neuvième artiste, Carrie Mae Weems, ignore délibérément le reflet : elle joue avec deux miroirs dont un seul présente la face réfléchissante où rien d’autre que le pied du miroir n’apparaît (p.188).

Comme chez Jean Cook, dans la plupart des reproductions proposées par Frances Borzello, le miroir ne tient pas un rôle particulier dans la scène environnant l’autoportrait, il fait simplement partie du matériel de l’artiste, au même titre que pinceaux et palettes de couleur — matériel n’apparaissant pas sur sa toile. Souvent, la peintre regarde le spectateur — nous —, on se doute que, à notre place, se trouvait le reflet-modèle. Certainement, la peintre ou la photographe nous observait à travers son miroir, se projetant à la fois dans la postérité et dans notre vision d’elle-même, créant une altérité (incluant sa propre personne future), affaiblissant par là l’auto de l’autoportrait.

Les sept artistes citées comme ayant mis en scène le miroir dans leur autoportrait ont toutes vécu au XXe siècle. Néanmoins, malgré son absence dans les illustrations de Frances Borzello, le miroir apparaît dans l’œuvre bien avant (dès l’Antiquité), souvent dans les Vanités (Helen Chadwick le réemploie dans cette thématique).
Ci-dessus, Autoportrait en Apasie (1794) par Marie-Geneviève Bouliard (Wimedia Commons).

Dany Orler

La fin des tabous

Le XXe siècle — le seul où quelques-unes des artistes choisies mettent en scène le miroir, celui de l’art conceptuel — devient dans l’ouvrage de Frances Borzello : La fin des tabous. En effet, il marque la fin des belles femmes (si belles en ce miroir) ; dans les siècles antérieurs, elles étaient, au minimum, parfaitement maquillées, habillées, éclairées ; les peintres et photographes modernes expriment désormais leur condition, leurs revendications, les aléas de la vie et de la féminité : Charlotte Berend-Corinth se peint à égalité avec son modèle (p.130) ; Frida Khalo exhibe son corps brisé, son accouchement d’elle-même (p.146) ; Suzanne Valadon expose sa soixantaine nue (p.149) ; Hélène Schjerfbeck laisse apercevoir la mort sous la vieillesse (p.151) (cf. article de Roseline Combroux dans L’APAge “Autoportrait”, p.37-39) ; Jo Spence (p.172) et Hannah Wilke (p.175) montrent la maladie  ; Rachel Lewis affiche son anorexie (p.173) ; Joan Semmel se dévoile sans miroir et sans complaisance pour son corps dont l’âge a distendu les chairs (p.160) ; Jenny Saville accentue son imperfection physique (p.178) ; Eleanor Antin (p.162) dénonce « la tyrannie des stéréotypes de la beauté féminine », Judy Dater, ceux de la femme d’intérieur (p.181) ; Rosy Martin raille « ses stratégies d’adolescente pour construire une image féminine acceptable (p.182).

Dany Orler


Autoportrait de la Grande Duchesse Russe Anastasia Nikolaevna (1914). À droite : Sydny August (2020) par OpportunityReaction (Wikimedia Commons).

Annie Ernaux
et la photo

Dans plusieurs de ses livres, Annie Ernaux introduit la description de photos pour évoquer ses souvenirs : La place (1983), La honte (1997), Les années, (2008), Mémoire de fille (2016) — (éd. Gallimard). Dans Retour à Yvetot (éd. Mauconduit, 2013), de nombreuses photos d’elle et de sa famille sont reproduites. Dans L’autre fille (éd. Nil, 2011), figure une photo de la maison familiale. Dans L’usage de la photo écrit en collaboration avec Marc Marie (éd. Gallimard, 2005), sont rassemblées des photos de vêtements éparpillés au sol juste avant l’amour mais prises le lendemain matin tels qu’ils sont tombés. Ensuite, chacun commente la photo de son côté. Ce livre, déstabilisant, est produit à un moment où chacun des deux se trouve confronté à la mort : Annie Ernaux apprend qu’elle a un cancer du sein, Marc Marie vient de perdre sa mère. Dans Les Années (éd. Gallimard, 2008), les photos ne sont pas présentées mais le livre est construit à partir de douze photos qu’Annie Ernaux décrit.

  Sur Annie Ernaux et la photographie dans son œuvre, lire l’article d’Anne-Lise Blanc : La mise à l’épreuve chez Annie Ernaux sur le site de la revue Textimage : https ://www.revue-textimage.com/conferencier/sommaire/09_sommaire.html
  Voir aussi → https ://www.annie-ernaux.org/     → http://encompagniedesbarbares.fr/

Nos années

En 2010, est fondée à Toulouse En Compagnie des Barbares, autour d’artistes d’horizons divers (auteurs, comédiens, musiciens, plasticiens, créateurs de lumière), en vue de proposer des spectacles sensoriels, d’installer des textes littéraires dans des dispositifs inattendus et interactifs. En 2019, la compagnie crée Nos années sous la direction artistique de Sarah Freynet et Karine Monneau. Ce spectacle nous propose une traversée des soixante dernières années à travers les mots d’Annie Ernaux, clairs, incisifs, et les musiques qui ont marqué les changements d’époque et de mœurs : de Bourvil aux Doors, des Yéyés à Queen, de la naissance du rap à la musique électronique. Deux acteurs de deux générations nous entraînent dans la ronde : Eliot Saour avait six ans le onze septembre 2001 ; Karine Monneau, tout juste un an en mai 68. Entre musiques et mots, radiocassettes et vinyles, ils sortent aussi de leurs chapeaux : des tables en Formica, des repas de famille, des toilettes dans la cour, des révolutions, des chienlits, des séances de gym tonic, des téléphones portables, des buildings qui s’effondrent et des Converse pour quadra. La mémoire des choses et des sons, des luttes et des événements, nous rendent notre place dans le monde et éclairent notre présent parfois si difficile à saisir. Un spectacle jubilatoire.

Roseline Combroux

Bibliographie

Comme pour la filmographie, nous signalons dans les pages qui suivent quelques livres repérés au cours de l’élaboration de ce numéro.

Anny Duperey
Le voile noir (Seuil, 1992)

En 1955, alors qu’elle est âgée de huit ans et demi, Anny Duperey perd ses deux parents qui meurent un dimanche matin asphyxiés au monoxyde de carbone dans leur salle de bains. Vingt ans plus tard, Anny Duperey se décide à faire développer les nombreuses photographies prises par son père, photographe semi-professionnel de grand talent. Elle décide d’en faire un livre dans lequel la relation du texte à l’image est fondamentale. La photographie est le moteur du livre, sa raison d’être. Mais comment écrire sur une partie de sa vie dont on a tout oublié ? La photographie va d’abord servir de colonne vertébrale à cette tentative de remémoration, parce que les images sont les seules traces résiduelles de ce passé englouti. ✍ RC (extraits d’un article de Véronique Montémont)

  Lire aussi : Anny Duperey. Déchirer le voile par Bernard Massip, FAR n° 53 (février 2010), p.27 ; Les photos d’Anny Hélène Gestern, FAR n° 80, (février 2019), p.63.

Frances Borzello
Femmes au miroir.
(Thames & Hudson, 1998 )

→ Voir Femmes au miroir dans ce numéro, p.31-34.

Collectif
Francesca Woodman (Actes Sud, 1998)

Coédité avec la Fondation Cartier pour l’art contemporain
https ://www.fondationcartier.com/editions/francesca-woodman
Textes de Elizabeth Janus, Sloan Rankin, Philippe Sollers, David Levi Strauss.

Un corps à corps avec l’objectif, avec elle-même, avec le regardeur. Le corps apparaît, disparaît dans le flou de la photo, se confond avec la matière, se transforme. Une œuvre poétique et troublante. ✍ RC

  Lire la communication d’Emma Viguier Les troubles phautobiographiques de Francesca Woodman sur le site de la revue Textimage.
https ://www.revue-textimage.com/conferencier/09_recits_en_images_de_soi/viguier1.html

Raymond Depardon
Errance (Seuil, 2000)

Photographe et cinéaste, Raymond Depardon raconte son expérience de photoreporter, donc d’errant. À droite, le texte ; à gauche, une photo. Ses réflexions sur l’errance côtoient ses choix techniques et ses questions sur la photographie. « Il faut aimer la solitude pour être photographe. » ✍ RC

Philippe Lejeune
et Catherine Bogaert
Un journal à soi. Histoire d’une pratique (Textuel, 2003)

Premier ouvrage illustré consacré au journal intime, ce livre remonte jusqu’aux origines. Philippe Lejeune et Catherine Bogaert racontent l’histoire d’une pratique qui s’est développée depuis la fin du Moyen-Âge sous différentes formes pour devenir une passion courante au XVIIIe siècle. Le livre présente plus de deux cents pages en fac-similé. On se rend compte qu’à partir du XXe siècle, l’image y prend une part non négligeable : dessin, aquarelle, collage. Un chapitre consacré à l’illustration décrit cette nouvelle pratique. Suivent : “Journal et peinture”, “Journal et cinéma”, “Journal et bande dessinée” , “Journal et photo”. ✍ RC

Collectif
La photographie et l’(auto)biographie (La bibliothèque Gallimard, 2004)

Anthologie constituée et lecture accompagnée par Sylvie Jopeck. Début du XIXe siècle. Une technique vient de naître : la photographie. C’est une vraie révolution, partout on se prend en photo, on se met en scène, on s’inscrit dans l’immortalité. Un bouleversement pour l’écriture autobiographique. ✍ RC

Juliette Goursat
Mises en « je » : autobiographie et film documentaire (Presses Universitaires de Provence, 2016)

L’autrice dresse un historique très précis du genre documentaire à la première personne et propose une filmo-biblio-graphie assez complète. ✍ RC

Annie Ernaux

→ Voir article de Roseline Combroux dans ce numéro, p.35.

Catherine Meurisse (BD)
La légèreté (Dargaud, 2016)
Les grands espaces (Dargaud, 2018)

Dessinatrice à Charlie Hebdo, Catherine Meurisse a échappé au massacre du sept janvier 2015. Dans La légèreté, elle raconte l’avant et l’après, sa douleur, sa renaissance. « J’ai écrit cet album pour ne pas devenir folle ». Dans Les grands espaces, elle revient sur son enfance dans le Marais poitevin, relate ce monde fait d’imaginaire et de liberté. Un récit drôle et touchant.
✍ RC

Sur la toile

Histoire de l’écran
à la première personne

Qu’est-ce qu’un cinéma à la première personne et comment « parler de soi » à l’écran ? Si tout film est prétexte à dire « je » en convoquant le monde sous un angle personnel, l’autobiographie filmée se caractérise quant à elle par la possibilité d’une lecture documentaire — auto : soi - bio : existence - graphie : écriture, enregistrement.
✍ RC

  http://upopi.ciclic.fr/apprendre/l-histoire-des-images/histoire-de-l-ecran-la-premiere-personne

L’autoportrait filmé :
regard sur soi, regard depuis soi

Le développement des réseaux sociaux et les nouveaux usages concentrés sur le téléphone mobile ont banalisé l’enjeu social de la représentation de soi. L’acte de diffuser sa propre image intègre les pratiques courantes de sociabilité, voire les modes de communication professionnelle. Il est intéressant de mettre en perspective cette évolution, qui suppose la conscientisation de son apparence et la maîtrise de sa mise en scène, en explorant en amont les premiers exemples d’autoportrait audiovisuel.
✍ RC

  https ://www.lefildesimages.fr/lautoportrait-filme-regard-sur-soi-regard-depuis-soi/

Roland Barthes : Autoportrait

C’est un extrait d’une après-midi de France culture dont l’invité est Roland Barthes, le huit mars 1976. L’invité doit auparavant se prêter à l’exercice d’autoportrait dans un studio, seul dans le noir, enregistré quelques jours avant l’émission proprement dite. Ce qui frappe, c’est la voix de Barthes, une belle voix, et un rythme inhabituel sur les ondes, un rythme lent qui prend son temps (on entend son briquet de temps en temps). [...suite sur le site]
✍ Madeleine Rebaudières

  http://autobiographie.sitapa.org/nous-avons-lu-nous-avons-vu/article/roland-barthes-autoportrait


Génération Z par Nben54 (Wikimedia Commons).

Image et autobiographie
dans La Faute à Rousseau, revue de l’autobiographie

n°22 (octobre 1999) : Autobiographie et cinéma

n°35 (février 2004) : Le journal personnel → p.48-51 : articles “L’écriture, l’image”

n°43 (octobre 2006) : Autoportraits

n°53 (février 2010) : Photographies

n°63 (juin 2013) : Cinéma et autobiographie → p.59-61 : article “les récits de vie graphiques à l’honneur, écho d’un colloque Autobio-graphismes et bande dessinée” par Gilles Alvarez

n°66 (juin 2014) : Ego numericus → p.36-37 : article “Selfies, autoportraits d’aujourd’hui ” par Bernard Massip

n°74 (février 2017) : Expériences de l’art → nombreux articles sur le rapport intime à l’image (photo, cinéma, peinture)

n°80 (février 2019) : Autobiographie et fiction → p.7 : article “Riad Sattouf, la saga autobiographique continue” par Bernard Massip qui y présente L’Arabe du futur, une bande dessinée autobiographique en quatre tomes

... et dans le n°64 des Cahiers de l’APA


Dans la Cahier Le Je à l’œuvre, traitant de l’œuvre, la création, l’art, l’art-thérapie, des créatrices et créateurs témoignent, à travers des entretiens, des comptes rendus d’entretiens et de livres, notamment des journaux de création (Fabienne Verdier, Luc Dardenne, Annie Ernaux, Niki de Saint Phalle, Jane Campion, Roman Opalka).

Image et autobiographie : Sommaire

Éditorial 2
Territoires autobiographiques. Récits-en-images de soi 3
Carnet de notes de Roseline Combroux...3 - Claude Campa feuillette l’album de Virginia Woolf...7
L’image et moi par Roseline Combroux 9
Photographie par Lucie Saulle 16
Cinéma 18
Ne croyez surtout pas que je hurle par Marie Kremer...18 - Images dans la peau par Dany Orler...20 - À propos des paysans par Lucie Saulle...21 - Pierre Campa par Claude Campa et Bernard Massip...22 - Fimographie...24
Publication 31
Femmes au miroir par Isabelle Eches et Dany Orler...31 - Annie Ernaux et la photo par Roseline Combroux..35 - Bibliographie...36
Sur la toile 38
Image et autobiographie dans La Faute à Rousseau et le n°64 des Cahiers de l’APA 39



9 €

      Photos téléchargées depuis Pexels.
      Ci-contre de Wendy Wei.
      En couverture :
      appareil photo
        par Tima Miroshnichenko ;
      planche de photos par Taryn Elliott ;
      pellicule Kodak par Lisa.


      Atelier Élan des Mots
       http://wikifiction.fr

       MPAPA
       http://autobiographie.sitapa.org

       ISBN : 979-10-92936-03-2
      


Au XIIIe siècle, ces notes ont été illustrées dans un emaki (rouleau enluminé).


Rouleau enluminé des Notes de chevets (emaki, XIIIe siècle ; reproduction publiée en 1921 par amatoe Dokokai, Tokyo - source Wikimedia Commons).